Théodore revint avec une bouteille et un plateau de fromages large comme un plan de chemin de fer.

– Vous devriez voir les cuisines ! s’écria-t-il, réveillant Champoiseau. Une vraie caverne aux trésors ! Pierre, venez saluer notre invitée et goûter ces fromages !
Le vieil homme s’inclina respectueusement devant Carole qui s’émut, s’estimant indigne d’une telle considération. Pour chasser la gêne de la jeune femme et assouvir une curiosité légitime, Fortuné lui demanda de façon un peu abrupte :
– Qu’allez-vous faire maintenant ?
Elle comprit qu’ils en savaient un peu sur elle. Pour toute réponse, elle cria et porta vivement les mains à ses oreilles. C’était le bouchon de champagne qui avait sauté. Théodore rit :
– Ne craignez rien, nous sommes en sécurité !
– Je vais changer de vie, commença timidement Carole en attendant les réactions de ses interlocuteurs.
– Vous aussi ?! Racontez-nous ! approuva Héloïse.
Carole se tourna vers Raphaëlle :
– Je ne sais pas bien parler. Je préfère que tu leur dises…
Son amie fouilla dans son réticule et en sortit un livret dont l’auteur s’appelait Derrion.
– Oh ! Tu l’as pris avec toi !
– Oui. Sa lecture me passionne autant que toi.
– Lis ce que tu m’as lu hier, s’il te plaît.
Raphaëlle feuilleta le petit ouvrage jusqu’à la page 13 et lut :
– C’est Carole qui s’est procuré ce livre… Voilà par exemple ce qu’il dit : « La véritable cause du malaise matériel du peuple provient du désordre avec lequel s’opère la production et la distribution des richesses, fruit de son travail. Le remède c’est une organisation pacifique de l’industrie et du commerce. »
– Je connais cet ouvrage de Michel Derrion, dit Fortuné. Il est très instructif. Encore un Saint-Simonien séduit par Charles Fourier !
Il lut sur la couverture le titre qu’il avait oublié : Constitution de l’industrie et organisation pacifique du commerce et du travail.
– Je vais aller le rencontrer à Lyon avec Raphaëlle, dit Carole. Monsieur Derrion veut ouvrir des « coopératives de consommation » pour les ouvriers. Je voudrais travailler dans une de ces coopératives. J’ai passé ces dernières années à m’égarer, je veux rattraper maintenant le temps perdu et être plus utile.
Fortuné avait trouvé dans le manifeste de Derrion un tableau dur, digne et réaliste de la condition des ouvriers en soie de Lyon, et ce projet d’entreprises de production et de distribution gérées collectivement était enthousiasmant. Leur but n’était pas de faire le plus de profit possible, mais de produire à prix bas, en respectant les ouvriers et en partageant les bénéfices y compris avec les ouvriers malades et âgés – et en pensant même à financer les arts, dans lesquels chacun viendrait trouver un délassement et de nouvelles forces !
– C’est un beau projet, dit Fortuné, et nous vous soutiendrons tant que nous le pourrons. C’est drôle, nous parlions des Canuts il y a quelques instants !
– Alors à la santé de Carole, de Derrion et du projet des coopératives ! dit Théodore en invitant chacun à lever sa coupe.
– Apprenez à gérer une telle coopérative, continua Champoiseau, songeur. Et revenez dans deux ans nous apprendre à faire de même à Paris ! Je ne sais pas si cela fonctionnerait ici, mais il y a tellement de miséreux qui ne demandent qu’à travailler !